Les femmes pionnières du cirque : des artistes oubliées de l’histoire

Le monde scintillant du cirque, avec ses exploits défiant la gravité et ses personnages hauts en couleur, a longtemps été raconté à travers une lentille masculine. Pourtant, en fouillant dans les archives et en écoutant attentivement les échos du passé, on découvre une histoire parallèle, celle des femmes extraordinaires qui ont non seulement participé à la magie, mais l’ont souvent façonnée. En tant que passionné dévoué à cet art ancestral, je ressens une profonde nécessité de tirer ces figures féminines de l’ombre, de rendre hommage à leur audace, leur talent et leur contribution souvent minimisée à l’histoire du cirque. Cet article est une invitation à redécouvrir ces pionnières, ces reines oubliées de la piste dont l’héritage mérite d’être célébré.

Les premières traces : Des origines à Madame Saqui

L’implication des femmes dans les arts du spectacle et les disciplines physiques remonte bien plus loin que l’ère moderne du cirque. Déjà dans l’Antiquité grecque et romaine, malgré les restrictions sociales, des femmes s’illustraient comme jongleuses et acrobates. Si le théâtre leur était interdit, ces formes d’art corporel leur offraient une voie d’expression. Plus tard, aux XVIIe et XVIIIe siècles en Europe, des femmes comme l’acrobate Suzanne Leroy ont commencé à braver la stigmatisation sociale pour se produire sur scène, souvent en collaboration avec des musiciens. Ces premières apparitions témoignent d’une présence féminine constante, bien que discrète, dans les arts précurseurs du cirque, posant les jalons pour les générations futures qui allaient revendiquer leur place sous le chapiteau.

Parmi ces figures fondatrices émerge une personnalité exceptionnelle : Marguerite-Antoinette Lalanne, plus connue sous le nom de Madame Saqui (1786-1866). Fille d’acrobates, elle n’était pas seulement une funambule et une acrobate de renommée internationale, mais aussi une entrepreneure avisée. En 1816, elle ouvre son propre théâtre à Paris, le Théâtre de Madame Saqui, qui devient un lieu de divertissement prisé. Son succès phénoménal prouve que les femmes pouvaient exceller non seulement comme artistes mais aussi comme cheffes d’entreprise dans ce milieu compétitif. L’histoire de Madame Saqui illustre également l’importance des dynasties familiales dans le cirque, où le savoir-faire se transmettait de génération en génération, comme chez Catherine Boiron ou les sœurs Vesque, dont les précieuses illustrations documentant un demi-siècle de spectacles sont aujourd’hui conservées au MUCEM.

L’âge d’or et l’émergence des icônes aériennes et de force

Le XIXe siècle marque un tournant décisif. Le cirque devient l’une des formes de divertissement les plus populaires en Europe et aux États-Unis, offrant aux femmes une plateforme unique. Dans l’arène, elles pouvaient démontrer leur force physique, leur agilité et leur courage, étant parfois considérées comme les égales des hommes. Cette période coïncide avec une participation croissante des femmes au travail rémunéré et à l’activisme social. Le cirque leur offrait une indépendance financière et une liberté créative rares pour l’époque. Fait fascinant, les femmes artistes étaient souvent les mieux payées, en partie parce que leur présence accentuait la perception du danger, jouant sur les stéréotypes de la fragilité féminine pour mieux les dynamiter par leur virtuosité. Leur force et leur maîtrise corporelle contribuaient ainsi activement à remettre en question les attitudes victoriennes restrictives envers le corps féminin.

Les reines de l’air

Parmi les disciplines où les femmes ont particulièrement brillé, les arts aériens occupent une place de choix. Leona Dare (de son vrai nom Susan Adeline Stuart/Stewart, 1855-1922) fut l’une de ces étoiles filantes. Cette artiste américaine était célèbre pour ses cascades audacieuses sur un trapèze suspendu à une montgolfière. Surnommée la “Fierté de Madrid” ou la “Reine des Antilles” lors de ses tournées européennes, elle stupéfiait le public avec son numéro de la “mâchoire de fer” : suspendue par les pieds, elle soulevait son partenaire masculin uniquement avec ses dents ! Cette inversion spectaculaire des rôles, où la femme soutenait littéralement l’homme, défiait frontalement l’image de la femme faible et passive. Comme le souligne une analyse des femmes herculéennes, ces performances n’étaient pas de simples exploits, elles interrogeaient les fondements mêmes des stéréotypes de genre.

Une autre figure emblématique de cette époque est Miss Lala (Anna Olga Brown, 1858 – après 1919), une artiste aérienne métisse d’une force et d’une grâce exceptionnelles. Dès l’âge de neuf ans, elle se produit dans les cirques, excellant au trapèze volant, à la mâchoire de fer et même comme boulet de canon humain. Sa renommée fut telle que le peintre impressionniste Edgar Degas l’immortalisa dans son célèbre tableau “Miss Lala au Cirque Fernando” (1879). Cette œuvre, exposée à la National Gallery de Londres, la représente suspendue par les dents, hissée vers le dôme du cirque. Comme le rappelle une exposition récente mettant en lumière les artistes noirs et féminins, ce tableau demeure l’un des portraits les plus reconnaissables d’une artiste de cirque et le seul de Degas représentant une personne de couleur, témoignant de l’impact culturel de Miss Lala.

Impossible d’évoquer les reines de l’air sans mentionner Lillian Leitzel (Leopoldina Alitza Pelikan, 1892-1931). Surnommée la “Reine de l’Air”, cette artiste d’origine allemande, malgré sa petite taille (à peine 1m50), possédait une force phénoménale. Son numéro signature aux anneaux romains, exécuté à quinze mètres du sol sans filet, la voyait effectuer des rotations vertigineuses autour de l’anneau en se tenant d’un seul bras – la fameuse “planche à un bras”. Chaque rotation lui déboîtait et remboîtait l’épaule, et elle en réalisait parfois une centaine par représentation ! Son charisme et son talent lui valurent un statut de célébrité et des revenus astronomiques pour l’époque. Elle brisait aussi le stéréotype de la femme douce : son tempérament fougueux était légendaire. Sa mort tragique suite à une chute en 1931 à Copenhague mit fin à une carrière météorique, mais son héritage perdure : elle fut la première personne intronisée au Circus Hall of Fame.

Antoinette Concello (1910-1984), artiste aérienne canadienne, membre du duo “Les Flying Concellos” avec son mari, a également marqué l’histoire du trapèze volant. Elle est surtout connue pour avoir maîtrisé et exécuté de manière constante ce qui est considéré comme l’une des figures les plus difficiles : le triple saut périlleux. Réussir trois rotations complètes en l’air avant d’être rattrapé par le porteur exige une précision, une force et un timing extraordinaires. Bien que certaines sources attribuent la primeur de cet exploit à Lena Jordan, c’est la régularité et la perfection d’Antoinette Concello dans cette figure qui ont fait d’elle une légende, prouvant une fois de plus que les capacités physiques féminines n’avaient rien à envier à celles des hommes.

La force au féminin : Déconstruire les stéréotypes

Si les airs ont vu s’épanouir des talents féminins exceptionnels, le domaine de la force brute, bastion traditionnel de la virilité, a également été investi par des femmes audacieuses. L’émergence des “femmes herculéennes” à la fin du XIXe siècle a créé un véritable séisme dans l’univers du spectacle. Dans un contexte social tiraillé entre les premières vagues féministes et une certaine crispation autour des valeurs masculines, ces femmes fortes fascinaient autant qu’elles dérangeaient.

Parmi elles, Kate Brumbach (1884-1952), plus connue sous le nom de Miss Sandwina, est sans doute la plus célèbre. Son nom de scène lui vient de sa victoire lors d’une compétition d’haltérophilie improvisée contre le célèbre Eugene Sandow, considéré comme le père du culturisme moderne. Originaire de Vienne et issue d’une famille de circassiens, Sandwina défiait régulièrement des hommes du public à la lutte, offrant une récompense à celui qui parviendrait à la vaincre – personne n’y parvint jamais. Ses démonstrations de force étaient stupéfiantes : elle résistait à la traction de quatre chevaux, portait une plateforme tournante avec quatorze personnes sur ses épaules (la “toupie humaine”) et attrapait des boulets de canon de 14 kilos lancés en l’air… avec la nuque !

D’autres femmes ont exploré la force sous différentes formes. Laverie Vallée, alias Charmion, a fait sensation dès 1897 avec un numéro de trapèze où elle combinait démonstration de force musculaire et effeuillage provocateur, utilisant habilement la photographie et le cinéma naissant pour construire sa notoriété. Sa performance audacieuse reflétait et repoussait les limites de la perception de la féminité et de la sexualité à l’époque victorienne.

Au-delà de la piste : Engagement et innovation

L’impact de ces femmes ne se limitait pas à leurs exploits physiques. Au début du XXe siècle, alors que la lutte pour le droit de vote des femmes faisait rage, les artistes de cirque trouvèrent une cause commune avec le mouvement suffragiste. En 1912, les femmes du cirque Barnum & Bailey formèrent la première société suffragiste du cirque. Cependant, comme le relate l’histoire de cette alliance improbable, l’accueil initial de la part des leaders suffragistes, majoritairement issues de la classe moyenne et supérieure, fut mitigé. Craignant que l’association avec le monde du cirque, jugé peu respectable, ne nuise à leur image, elles hésitèrent. Pourtant, les femmes de cirque vivaient paradoxalement une forme d’égalité professionnelle souvent supérieure à celle des femmes d’autres secteurs, même si les directeurs de cirque jouaient parfois sur une image de “féminité traditionnelle” en dehors de la piste pour contrer les préjugés. Finalement, la sincérité de leur engagement fut reconnue, montrant que la lutte pour l’égalité transcendait les classes sociales et les professions.

L’innovation féminine s’est aussi manifestée dans des disciplines comme l’art clownesque, longtemps considéré comme un bastion masculin. Historiquement, le rire étant associé à des stéréotypes de genre défavorables aux femmes (rire masculin actif vs rire féminin passif), et la figure du clown elle-même (transgressive, grotesque) étant en porte-à-faux avec les idéaux de beauté et de maîtrise attendus des femmes, celles-ci ont eu du mal à s’imposer. Comme le souligne une réflexion sur la place des femmes clowns, elles ont dû lutter contre une invisibilisation systémique. Même aujourd’hui, malgré une présence accrue, des inégalités persistent.

Dans ce contexte, la figure d’Annie Fratellini (1932-1997) est absolument centrale. Issue d’une illustre famille de cirque, elle fut l’une des premières femmes clowns reconnues internationalement. Mais son héritage va bien au-delà. Visionnaire, elle a co-fondé en 1974 avec Pierre Étaix l’École Nationale du Cirque, la première école en France ouverte à tous, rompant avec la tradition de la transmission familiale. Cette “école de liberté”, comme elle la décrivait, offrait une formation complète, incluant mouvement, équilibre, discipline et expression. L’engagement pédagogique d’Annie Fratellini a profondément transformé et démocratisé l’enseignement des arts du cirque, laissant une empreinte indélébile.

N’oublions pas non plus les femmes qui, bien que moins conventionnelles, ont marqué l’histoire du cirque. Les “femmes à barbe”, comme Annie Jones de la troupe Barnum, souffrant d’hypertrichose, ont transformé une particularité physique souvent stigmatisée en carrière. Bien que présentées comme des “curiosités” ou des “freaks”, elles étaient des artistes à part entière et ont même lutté pour leur dignité, comme lors de la “grève des horreurs” de 1898 à Londres où elles exigèrent d’être appelées “prodiges”. Faire l’histoire de ces femmes permet de comprendre les dynamiques sociales complexes de l’époque et la manière dont le cirque interagissait avec les normes de genre et les réalités économiques.

L’héritage vivant et la reconquête de l’histoire

Aujourd’hui, l’esprit pionnier de ces femmes continue d’inspirer. Des compagnies et collectifs contemporains, comme ceux mentionnés lors d’une journée d’étude sur le cirque au féminin (Compagnie Cabas, Projet P.D.F, Collective/Femmes de Crobatie, Collectif Les Tenaces), s’attachent à questionner activement les stéréotypes de genre persistants dans le cirque. Des spectacles comme « Nyx », mettant en scène une distribution entièrement féminine – fait encore rare aujourd’hui – explorent de nouvelles voies chorégraphiques et narratives, centrées sur l’expérience féminine.

Ce mouvement contemporain s’accompagne d’une nécessaire relecture de l’histoire. Des figures comme Annie Dugan, cofondatrice et directrice artistique du Firefly Theatre & Circus au Canada, incarnent ce leadership féminin moderne. En créant sa compagnie, une école de cirque et un festival, elle tisse un lien entre le passé et l’avenir, perpétuant l’héritage des femmes bâtisseuses dans le cirque. De même, les écuyères de la Belle Époque, telles qu’Elvira Guerra ou Caroline Loyo, dont les histoires fascinantes sont exhumées des archives, trouvent un écho chez des artistes contemporaines qui continuent de célébrer l’art équestre au féminin.

La reconnaissance de ces pionnières passe aussi par des initiatives muséales et des recherches académiques. Des expositions comme “Circus! Show of Shows” à Sheffield ont joué un rôle crucial en mettant en lumière des figures comme Miss La La, mais aussi la clown Lulu Adams ou la charmeuse de serpents Koringa (Renée Bernard). Ces efforts permettent de corriger une histoire trop longtemps incomplète et de révéler la diversité incroyable – de genre, d’origine, de disciplines – qui a toujours caractérisé le monde du cirque. Comprendre leur parcours, c’est comprendre la richesse et la complexité de cet art.

Rendre justice aux pionnières : Une mémoire retrouvée

En parcourant ces vies extraordinaires, une évidence s’impose : les femmes n’ont pas été de simples figurantes dans la grande histoire du cirque, elles en ont été des architectes, des innovatrices, des étoiles qui ont illuminé la piste de leur talent et de leur courage. De Madame Saqui à Annie Fratellini, de Leona Dare à Miss Sandwina, de Lillian Leitzel aux suffragistes de Barnum & Bailey, elles ont défié les attentes, repoussé les limites physiques et sociales, et ouvert la voie à des générations d’artistes. Redécouvrir leurs histoires, ce n’est pas seulement corriger une injustice historique, c’est enrichir notre compréhension du cirque lui-même, de sa capacité à être un espace de transgression, d’émancipation et de rêve. Puissent leurs noms résonner à nouveau sous les chapiteaux de notre mémoire collective, nous rappelant que la force, la grâce et l’audace n’ont jamais eu de genre.

Les femmes pionnières du cirque : des artistes oubliées de l’histoire
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zakra